La rubrique +212 est un espace de dialogue et d’échange, une fabrique d’idées. Elle rassemble un faisceau de regards sur le Maroc, formulés de l’extérieur vers l’intérieur par des plumes expatriées, exilées, émigrées, nomades, membres de la diaspora marocaine à l’étranger.
Meriem Bennani est artiste. Originaire de Rabat et installée à New York, elle travaille actuellement sur un nouveau projet filmé pour parler de la culture de la “mission française”, à travers l’exemple du lycée Descartes à Rabat, et plus globalement, de soft power à la française, de post-colonialisme et de néocolonialisme. Ce projet sera présenté à la Biennale du Whitney Museum à New York, qui se tiendra du 17 au 22 septembre 2019. Pour la rubrique +212, elle se confie sur ce nouveau projet, son parcours et sa place en tant qu’artiste marocaine évoluant à l’étranger. Entretien.
Bonjour Meriem, qu’est-ce qui t’amène à Rabat?
Un mélange de raisons. Je suis là pour voir mes parents et pour commencer un projet à Rabat. Je suis venue faire quelques repérages et je reviendrai à la fin du mois de février pour commencer véritablement à travailler sur ce projet.
Peux-tu nous en parler?
Je vais filmer des adolescents du lycée Descartes. Je comptais passer par des petits frères, petites sœurs, petits cousins de personnes que je connais pour me lancer et j’ai finalement pensé que ce serait plus intéressant que le lycée m’aide directement pour me permette de filmer des cours, des récréations etc. Alors j’ai envoyé un mail au lycée Descartes il y a quelques semaines, j’explique que j’organiserai un casting qui pose une question assez générale: “Dans quelle mesure penses-tu être la ou le candidat idéal pour parler de la marocanité francophone?” Je vais préparer une série de questions et passer 15 minutes avec chacun.e. Ce qui m’intéresse, c’est de voir comment réagissent ces lycéens devant la caméra, ce qui se dégage de leurs personnalités.
Comment tu vois ces adolescents à l’écran? Lesquels t’intéressent a priori?
J’essaye de mettre de l’humour dans mon travail, je m’inspire de l’univers de la télé et cette fois-ci j’aimerais bien tourner ce sujet en dérision en m’inspirant d’une télé-réalité où ces ados seraient amenés à s’exprimer, où je pourrais les suivre dans leur quotidien, capturer leur style de vie etc. Sans le caricaturer, en restant bienveillante et drôle. C’est très important l’humour! Plus que les lycéens qui sont déjà à l’aise sur scène ou ceux qui font du théâtre et qui viendront peut-être naturellement au casting, je dirais que ceux qui m’intéressent sont d’abord ceux qui me faisaient peur quand j’étais au lycée: les ados populaires (rires).
J’ai envie de parler de la culture de la “mission française” à travers l’exemple du lycée Descartes, de soft power à la française, de post-colonialisme, de néocolonialisme à travers la langue. Je pourrais tout aussi bien faire ce projet au Sénégal disons, mais j’ai choisi de mener ce projet au Maroc parce que c’est l’exemple que je connais le mieux.
Comment as-tu choisi de travailler sur ce sujet et pourquoi?
Je m’intéresse à beaucoup de sujets et quand un sujet m’intéresse suffisamment longtemps, je cherche à contacter des personnes en lien avec ce sujet et je leur demande le droit de les filmer. Jusqu’ici, j’ai filmé beaucoup de femmes de ma famille parce qu’elles m’ont toujours intéressée. Ensuite je me suis intéressée aux femmes qui chantent la aayta (Projet Siham & Hafida), j’en ai trouvé deux dont une qui m’a particulièrement intéressée de par son rapport aux réseaux sociaux et je l’ai filmée. Retourner à Descartes, c’est d’abord une démarche d’introspection parce que c’est mon milieu au Maroc. Par rapport à d’autres milieux marocains, son potentiel cinématographique est moins évident, il est plus difficile d’en faire ressortir un langage cinématographique séduisant. Comme c’est mon milieu, j’ai aussi moins de recul.
Quelle est la singularité de ce projet par rapport à d’autres de tes réalisations?
Ce qui fait que ce milieu est intéressant, c’est aussi le mélange qu’il constitue. Il n’y a pas énormément de références dans le monde des images qui viennent directement de ce milieu sur lesquelles je pourrais m’appuyer. Je ne dis pas ça dans le sens où j’en aurais besoin forcément pour travailler, au contraire, moi, ce qui m’intéresse, c’est de créer des images et de nouvelles esthétiques. Filmer à Descartes, pour moi, sera très différent de mon travail sur les “cheikhates” par exemple, pour lesquelles j’avais un certain nombre de références qui relèvent du domaine de la performance, de la danse, des arts de manière générale.
Ici, mis à part certains éléments qu’on peut considérer comme “universels” - comme les rapports de domination au lycée, la bourgeoisie, la vie d’une jeunesse dorée - je n’ai pas vraiment de références pour ce projet au lycée Descartes. Il y a bien sûr les teen movies ou les émissions de télé-réalité type “Laguna Beach” mais elles restent américaines et donc très différentes de la réalité que j’ai envie de capturer. Ces références me servent comme des outils pour rendre mon propos “universel”. Le challenge de ce projet réside dans le fait qu’il en existe peu sur ce sujet. Comme ce projet va être montré à la Biennale du Whitney Museum aux Etats-Unis, entre autres, il faut qu’on puisse le comprendre même sans être marocain ou français, et sans connaître le contexte.
Pourquoi as-tu choisi de “retourner au lycée” maintenant? Comment expliques-tu que ce projet intervienne dans ce contexte (personnel et général) précis?
Ce projet intervient dans un contexte où il y a une vraie évolution de la façon dont on s’exprime sur ce qu’on appelle “identity politics”. Je peux participer à cette conversation, qui forcément m’intéresse parce que j’y ai ma propre histoire, en parlant de là où je viens. Quand on parle de “privilège” ou de “domination” par exemple, il y a certains éléments que je retrouve dans mon expérience marocaine. Au Maroc, j’appartiens à une classe dominante, aux Etats-Unis je suis une immigrée et une PoC (People of Color) et donc considérée comme appartenant à une minorité.
Dans ce projet, il y a une forme de coming-out vis-à-vis d’une société (américaine) où mon travail est habituellement décrit par des mots-clés comme #immigration #minority etc., et à laquelle je révèle une partie de mon histoire qui est moins évidente. Cette partie de mon histoire, qui est mon histoire personnelle d’identity politics, est peut-être moins à même de provoquer l’empathie du public, mais je trouve que c’est important d’en parler .
Comment te sens-tu perçue dans le milieu artistique dans lequel tu évolues aux Etats-Unis, et comment te sens-tu faire partie de ce débat sur l’identité qui est très présent aux Etats-Unis?
La façon dont on parle d’identité et de rapports de pouvoir aux Etats-Unis est très ancrée dans un contexte historique et politique particulier. J’y vis depuis 10 ans et je suis entourée de personnes qui sont très intéressées par ces questions qui les touchent personnellement, pas parce qu’elles sont à la mode mais parce qu’elles en parlaient avant qu’elles ne soient médiatisées comme elles le sont aujourd’hui. Parce que je vis là bas depuis longtemps, j’ai adopté certains outils linguistiques, certaines façons d’en parler. J’ai aussi été à l’école française, j’ai fait mes études en France, ce qui me donne accès à plusieurs façons de parler du même sujet, je peux choisir ce qui me convient le plus pour m’exprimer.
J’ai toujours réfléchi à cette question d’identity politics, simplement pas avec le même langage et avec des différences dans les distinctions qui sont faites - ethnicité, race, genre etc.- auxquelles je n’avais jamais pensé en grandissant au Maroc où les distinctions de classe étaient plus présentes à mon sens. Ces débats peuvent peut-être paraître lourds mais je les considère nécessaires bien que difficiles. Ils sont là pour redéfinir des systèmes qui sont en place depuis longtemps et profondément ancrés en nous. Je garde bien en tête le contexte dans lequel je suis, la nécessité de m’adapter et d’adapter mon propos à mon environnement pour ne pas tomber dans le piège de la violence de l’importation d’outils de langage et de pensée d’une société donnée vers une autre.
Comment te places-tu entre les langues aujourd’hui? Je lisais un texte de la philosophe Nadia Yala Kisukidi (spécialiste de la pensée d’Henri Bergson et des études postcoloniales) dans lequel elle parlait de soft-power et d’éducation à la française, en expliquant qu’il était difficile de critiquer un pays ou une culture dans la langue qui en émane. C’est souvent plus simple de le faire dans une autre langue.
J’avais 20 ou 21 ans quand je suis arrivée à New York, j’étais encore étudiante. Ma pensée et ma pratique artistique se sont développées en anglais, elles n’existaient pas vraiment de la même façon avant. Aujourd’hui je parle anglais tous les jours et il y a certainement quelque chose qui a dû m’aider à faire ce cheminement intellectuel critique grâce au changement de langue. Mon travail serait probablement différent si je le pensais en français plutôt qu’en anglais comme c’est le cas actuellement. Quand je suis amenée à parler de mon travail en français comme aujourd’hui par exemple, je trouve ça difficile parce que j’ai l’impression d’avoir à traduire ma pensée, de l’anglais vers le français. Le problème de traduction que je décris n’est pas que linguistique, il est aussi conceptuel, une langue c’est une logique de pensée, une hiérarchie, des rapports de force.
Tu vis ailleurs depuis une décennie mais tu filmes tous tes projets au Maroc, pour une raison particulière?
Tous les sujets qui m’ont vraiment intéressée jusqu’à maintenant au point d’en faire des projets étaient au Maroc. Pour une question de visibilité, ou plutôt de manque de visibilité, quand je vois au Maroc quelque chose qui m’intéresse, qui n’a pas assez été documenté ou mis en avant, il y a quelque chose de viscéral qui se passe en moi et qui me donne envie de le faire. Je ne suis pas sûre que ce soit une mission consciente parce que tout a commencé avec les femmes de ma famille qui étaient pour moi une sorte de mythologie de mon enfance. Aux Etats-Unis je fréquente surtout des gens de mon âge, alors que quand je viens au Maroc je suis entourée de personnes que je n’ai pas choisies et d’une certaine façon elles sont beaucoup plus intéressantes pour cette même raison.
Après l’art, ma passion c’est vraiment la musique et la danse, je passe mes journées à écouter de la musique, à découvrir de nouveaux sons et la musique que j’aime le plus c’est la musique du Maghreb. Le chaabi, le raï sont des musiques que j’ai envie d’intégrer à mes projets futurs parce que ces univers m’attirent aussi visuellement, ils me plaisent, ils déclenchent quelque chose chez moi que j’ai du mal à expliquer mais qui est là.
Est-ce qu’on te désigne comme une artiste marocaine, arabe? Comment es-tu désignée et est-ce que ces dénominations te conviennent ou au contraire t’étouffent?
Oui, je suis une artiste marocaine, je le revendique sans problème. Le Maroc ne résonne pas du tout de la même façon en fonction de là où je suis. Aux Etats-Unis, le Maroc est un pays où tout le monde a envie d’aller en vacances, en France aussi d’une certaine façon mais le rapport est beaucoup plus complexe. Le fait d’être associée à toutes ces visions du Maroc ne me dérange pas du tout. Mon objectif, dans mon travail, c’est qu’il soit accessible même aux personnes qui ne connaissent pas du tout le Maroc et vivre une expérience universelle. Je filme au Maroc mais ce n’est pas forcément de l’art marocain parce que pour moi, ça ne veut rien dire.
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