ÉCONOMIE - Porte d’entrée vers l’Afrique, le Maroc fait face depuis plusieurs années à un important phénomène de contrebande. Afin de faire face efficacement à cette problématique, le Royaume a mis en place un système de marquage fiscal numérique. Le contrat liant le prestataire de ce service touchant à sa fin, un appel d’offres a été lancé. Entre les quatre entreprises toujours en lice, la concurrence est rude.
La contrebande: un problème d’actualité nécessitant des solutions modernes
En 2018, les douanes marocaines ont saisi 593,8 millions de dirhams (55,45 millions d’euros) de contrebande, soit une augmentation de 7,4% par rapport à 2017. L’éventail des produits concernés est large, de l’alcool au sable utilisé dans le BTP.
Les cigarettes y occupent une place majeure, avec 36 millions d’unités confisquées en 2018 — soit 50% de plus que l’année précédente. Et cette tendance ne semble pas près de s’inverser: en mai dernier, une saisie record de plus de 337. 000 cigarettes a été réalisée à bord d’un véhicule qui circulait sur une route nationale.
La situation inquiète d’un point de vue sanitaire, mais aussi sécuritaire: le trafic de cigarettes est une manne pour les groupes terroristes tels qu’Al Qaïda au Maghreb islamique (AQMI). En mars 2015, le Centre d’analyse du terrorisme estimait, en se basant sur 75 procédures judiciaires internationales, que la contrebande de cigarettes représentait 20% des sources criminelles de financement identifiées.
Face à cet important défi, les douanes marocaines ont un atout dans leur manche: le logiciel SAMID, acronyme de ” système automatisé de marquage intégré en douane ”. Cette technologie numérique permet à l’Administration des douanes et impôts indirects (ADII) du Maroc de contrôler la production et l’importation des boissons alcoolisées et non alcoolisées et du tabac manufacturé soumis à la taxe intérieure de consommation (TIC). Proposé par l’entreprise suisse SICPA, le SAMID permet aussi de différencier visuellement des produits authentiques et légaux des produits contrefaits ou de contrebande.
Il permet également aux douanes de connaître en temps réel et à distance l’assiette imposable. Adopté en 2010, le SAMID a permis d’identifier des fausses déclarations pour des marchandises d’une valeur globale de 10 milliards de dirhams (934 millions d’euros). Une efficacité telle qu’entre 2015 et 2018 le taux de prévalence des cigarettes de contrebande a baissé de manière spectaculaire: de 14% à 3,7%.
Concurrence féroce
Malgré l’intérêt évident de l’outil, le marquage fiscal demeure soumis à une forte pression de la part des opérateurs du marché (principalement les fabricants de tabac et d’alcool). Au cours des 10 ans d’activité du SAMID, ces derniers se sont régulièrement insurgés contre les prix pratiqués qu’ils jugeaient trop élevés. Dans le cas des cigarettes par exemple, le marquage de 1 .000 unités était facturé 3,05 dollars dans le Royaume contre 20 cents en Turquie ou 27 cents au Canada. Mais cette comparaison semble fallacieuse: ce n’est pas l’entreprise de marquage fiscal qui définit les prix du timbre, mais bien l’Etat marocain.
Éric Besson, président du comité de surveillance de Sicpa Maroc, déplore cet amalgame, estimant qu’il est ” simpliste de comparer les prix pratiqués d’un pays à l’autre sans considérer des aspects tels que les besoins exprimés par les administrations, la dispersion géographique des sites, les équipements spécifiques des lignes de production de certains industriels ou encore les exigences de sécurité locales ”.
Souhaitant inverser les prix, Philip Morris (Marlboro) est même allé jusqu’à porter plainte contre l’Etat marocain. Mais le puissant cigarettier a été mis en échec par la Cour suprême marocaine, qui a approuvé le marché dans son intégralité. Et malgré le lobbying intense de ses opposants, le Maroc a relancé, en 2019, un appel d’offres pour la reconduction de son système de marquage fiscal.
Le nouveau marché poursuit la logique de baisse des prix entamée en 2015 par Rabat: le cahier des charges retenu fixe un prix maximum de 10% inférieur aux tarifs actuels, jusqu’à 30% pour les prix du tabac. Malgré cette baisse, l’appel d’offres marocain aiguise les appétits: quatre opérateurs — sur les 13 motivés au début du processus — sont encore en lice et ont remis leurs offres le 1er août: l’Indien Madras, le Français Inexto, le Britannique De La Rue et, bien sûr, le Suisse SICPA.
Forte de son expérience et auréolée de résultats positifs, l’entreprise vaudoise semble la mieux partie pour remporter le marché. Elle continue toutefois de faire l’objet d’attaques et de violentes polémiques qui, selon les représentants de l’entreprise suisse, sont ” conduites par certaines des industries que nous sommes chargés de contrôler ”. Les industriels du tabac ont répliqué en qualifiant le marquage fiscal de “vache à lait”, voire de “rente”. Un montage fiscal, impliquant par ailleurs la société mère de Sicpa, aurait également été utilisé par la société vaudoise afin de réduire ses impôts locaux, ce qui a été vertement critiqué dans les médias nationaux.
De La Rue et Inexto, des challengers en mauvaise posture ?
Sur le plan opérationnel, au-delà de la guerre de communication, les résultats de SICPA n’ont pas été, jusqu’à présent, contestés publiquement par l’ADII.
Les challengers de l’entreprise suisse apparaissent, quant à eux, dans une position plus défavorable. Inexto souffre en effet d’une mauvaise réputation à l’international, car sa solution de traçabilité des cigarettes ” Codentify” est sujette à caution. Elle contreviendrait en effet à l’article 8 du Protocole de l’OMS sur la traçabilité des cigarettes, qui stipule que les États l’ayant ratifié doivent adopter un système indépendant de l’industrie du tabac. Or le système Codentify — qui a déjà été adopté par plusieurs États africains parmi lesquels le Tchad, la Côte d’Ivoire ou le Burkina Faso — est vu comme un cheval de Troie des grands cigarettiers et notamment de Philip Morris qui l’aurait développé avant de la céder à bas coûts à Inexto. Le choix d’Inexto semble, dès lors, fortement improbable.
De son côté, De La Rue ne fait pas meilleure figure. Le vénérable imprimeur a perdu de son lustre depuis que le Serious Fraud Office britannique a lancé, le mois dernier, une enquête pour corruption présumée au Sud-Soudan — lors de sa proclamation d’indépendance, en 2011, le jeune État a confié à l’entreprise anglaise bicentenaire la conception de sa monnaie. Cette enquête fait suite à une autre, plus approfondie, sur des accusations de falsification de certificats de spécifications par des employés de De La Rue. Dans le même temps, une fronde des actionnaires envers le directeur général, Martin Sutherland, s’est conclu par le non-renouvellement de son contrat. Quelques mois auparavant, c’est le président de l’entreprise, Philip Rogerson, qui a été la cible de l’actionnaire activiste Crystal Amber, qui souhaitait sa démission.
Cette succession de mauvaises nouvelles a fait dévisser l’action De La Rue de 16% à la bourse de Londres. Ce n’est pourtant pas la seule mésaventure qu’a connu l’imprimeur: la perte d’un contrat de 490 millions de livres pour l’impression du passeport britannique post-Brexit le met également dans une situation financière délicate, aggravée par le non-paiement d’une facture de la banque centrale vénézuélienne d’une valeur de 18 millions de livres sterling. Au total, De La Rue aura connu une baisse de plus de 77% de ses bénéfices en douze mois.
Ces déconvenues financières ne sont pas sans impact pour le marché marocain: l’appel d’offres stipule en effet dans son cahier des charges que le futur prestataire devra créer de la valeur ajoutée localement par le biais d’un investissement et d’un transfert de technologies qui s’annonce coûteux.
De La Rue a pourtant annoncé dans la presse un investissement de dix millions d’euros qui interroge. En effet, en mai dernier, l’entreprise cotée en bourse annonçait un plan triennal visant à réaliser des économies annuelles de 20 millions de livres sterling, soit plus du double de l’investissement promis. Du côté de la concurrence, SICPA a fait état d’un rapprochement avec l’acteur local MedTech. Ni Inexto ni Madras Security n’ont communiqué sur un éventuel investissement local. Depuis le début de l’appel d’offres, l’entreprise indienne n’a d’ailleurs pas communiqué dans les médias.
Une alliance secrète ?
Mais une révélation du Desk pourrait rebattre les cartes. Selon le journal d’investigation marocain, Inexto et De La Rue auraient scellé un pacte secret visant à ” promouvoir une solution conjointe ad-hoc pour le marché marocain ”. “Inexto ne serait dans la course que pour permettre à De La Rue de s’en prétendre indépendant. Dans la réalité la collusion est manifeste. Il doit y avoir un deal de collaboration dans l’hypothèse où De La Rue l’emporterait ”, assure au Desk une source proche du dossier.
S’il existe, ce deal entre les deux entreprises serait idéal. Il permettrait à De La Rue d’investir localement alors que l’entreprise n’en a pas les moyens, tandis qu’Inexto pourrait pénétrer un marché qui lui était jusqu’alors inaccessible.
Mais cette alliance placerait l’État marocain en délicatesse avec ses partenaires internationaux qui ont, pour l’écrasante majorité, signé le protocole de l’OMS. Sur son site Internet, l’organisme international juge d’ailleurs sévèrement Codentify, ” la solution de suivi et de traçabilité proposée par l’industrie du tabac ”. Celle-ci serait ” tendancieuse et inefficace ”, dotée d’un système qui “sert les intérêts de l’industrie du tabac” et qui “est géré et contrôlé par cette dernière et protégé par un brevet lui appartenant”. Une accusation qui pourrait peser lourd dans le choix du lauréat, qui sera rendu public fin septembre, alors que le Maroc compte parmi les premiers signataires du Protocole de l’OMS.